J’ai pleuré – Mwen kriye. Une analyse socio-politique en forme de récit poétique

IMG_20160517_132133Auteur : Djedly François Joseph, Haïti

Djedly est étudiant en science politique en première année au Campus Henry Christophe de Limonade (Cap-Haïtien Haïti). Il a 20 ans. Amoureux-passionné de littérature, versé aussi dans le social, il est membre collaborateur à Parlons Stratégie, groupement travaillant pour le développement d’Haïti. Il est aussi secrétaire général du Groupement des Idéologies pour le développement d’Haïti, GIDH, formateur de jeunes bacheliers pour leur entrée à l’université au groupement OKAPANM, communicateur à JEUNE HAÏTI et responsable Marketing des jeunes chanteurs capois. Il écrit pour plaire mais surtout pour réveiller les consciences.
Pour le joindre : Djedlyfrancois@gmail.com

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Chairs prêtes à partir en lambeaux sous les griffes impitoyables d’un soleil ardent, on s’empresse tous de rentrer chez soi. C’est la canicule! Tohu-bohu à la rue 10, une foule s’entasse à l’arrière d’un taptap. Cela fait plus d’une heure qu’on est là, on n’en peut plus. En l’espace d’un cillement, la camionnette est remplie. Il va falloir s’en faire. On n’ira pas tous en même temps.

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Un tap-tap haïtien, mode de transport collectif

 J’arrive à me tailler malencontreusement une petite place presque à la queue du véhicule. Je somnole, je suis terrassé dans un embouteillage infernal.

Quelque chose a cogné, m’a du coup extirpé de mon léger sommeil. C’est la destination d’un des passagers qui prend fin.

– Petit, fais-moi la monnaie! ordonne l’homme.

Je pensais qu’il s’adressait à moi, arrive-t-il à me traiter ainsi? Non.

– Allez retrouver le chauffeur, dit une voix tremblante, quasi-inaudible, accablée du poids de la misère. Mes yeux sont rivés sur un véritable « petit », chétif aux cheveux crépus, visage blafard, l’air hagard, qui recherche vainement quelques piastres dans son petit pantalon troué. C’est le contrôleur (chargé de la recette), appelé à tort kochon kamyon ou bèf chenn (porc ou boeuf) : « Ale chofè » (Roulez!), ordonne t-il au chauffeur.

Le vent semble l’emporter, ses yeux embués de larmes à cause des rayons du soleil. Mais tenace, il continue à vociférer : « Madeline-Madeline, où prale? » (Vers Madeline. Où allez-vous?)

Il trouve un nouveau passager.  « Avanse tanpri nan ban sa » (Faites un peu de place, je vous prie). Personne ne daigne le regarder.

Une femme de grande corpulence rétorque avec véhémence : « Voye machin nan ale ti nèg, nan pwen plas » (Dites au chauffeur de s’en aller, plus d’espace pour un nouveau passager).

Le nouveau passager s’accroche à l’arrière (sèso) et ordonne au petit de cogner.

Mon cœur commence à saigner, ma conscience se réveille de sa langueur. Je me questionne sur l’avenir de ces petits. Qui pense à eux? Où dorment-ils? J’ai l’impression d’entendre la faim frapper à la porte de son estomac. Sans un sou de plus, je me sens impuissant face à cette scène révoltante. Mon âme se noie dans un flot d’amertume, la vague de tous les maux enfouis dans mon subconscient bouillonne dans ma tête et s’échappe à grosses larmes. J’ai pleuré.

J’ai pleuré la misère de mon pays, le tableau noir d’un futur incertain. J’ai aussi pleuré pour cette femme enceinte mourant sous les yeux des médecins grévistes. J’ai pleuré pour le désespoir d’un amoureux suicidaire, pour les étudiants qui meurent sans pouvoir offrir un lendemain meilleur à leurs parents. J’ai pleuré pour les jeunes immergeant leurs inquiétudes dans l’alcool. Pour les finissants, les chômeurs, les enfants d’aujourd’hui. J’ai pleuré pour mes camarades et pour moi-même.

Banm pran pou nou. (C’est l’heure de la recette), arrive à faire sortir le petit, difficilement, de sa bouche.

Talè m pa peye w. (Je ne peux ne pas te payer), menace l’autre à l’air bredjenn (vagabond).

Sa petite main poussiéreuse se tend vers chacun pour faire la recette. Je lui donne les cinq gourdes et je descends.

Je marche, mais mon esprit reste collé à la queue de la camionnette. L’image de ce petit au maillot vert et au pantalon kaki troué restera gravée dans ma mémoire.

J’ai pleuré et je pleure encore mais je reste positif.

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Commentaire de Florence Piron :

Merci pour ce texte qui fait un miracle : en utilisant la forme d’un court récit poétique plurilingue, il réussit à communiquer de manière universelle, compréhensible par tous, une expérience politique complexe propre à Haïti : inégalités des chances, problèmes du transport en commun, manque de solidarité, menace du chômage, peut-être aussi le travail des enfants. Ce texte propose, sans en avoir l’air, une analyse socio-politique d’un phénomène très local, très localisé, mais qui relève d’enjeux tellement universels que nous nous y reconnaissons tous d’une manière ou d’une autre. L’inclusion de la subjectivité de l’auteur et sa démarche esthétique renforcent la portée du savoir socio-politique proposée par le texte au lieu de lui nuire, à l’encontre de ce que répète le cadre normatif positiviste de la science… Un savoir local universel.

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