Le mouvement du libre accès : une nécessité pour la Côte d’Ivoire

Auteur : Bi Vagbé Gethème  IRIE

Bi Vagbé Gethème IRIE est doctorant en sociologie rurale, spécialiste des activités liées à l’environnement et à l’économie agricole à l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody, Côte d’Ivoire. Il est membre du LAASSE (Laboratoire de Sociologie Economique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques) et du LIRAJ (Laboratoire International de Recherche-Action sur la Justice cognitive, la science ouverte et les communs). Il est aussi le Président du Conseil d’Administration du REJEBECSS-CÔTE D’IVOIRE (Réseau des Jeunes Chercheurs Bénévoles des Classiques des Sciences Sociales en Côte d’Ivoire), co-fondateur de la Coordination Nationale des Doctorants en Sciences Humaines et Sociales et co-responsable de la boutique des sciences et des savoirs Kavou Etchia, expression de l’ethnie Gouro qui renvoie à la solidarité et au vivre ensemble.

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Le jeudi 25 Octobre 2018 s’est tenue à l’Amphi A du district de l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody en Côte d’Ivoire la première édition de l’Open Access Week, ou Semaine internationale du libre accès, organisée par l’Université Virtuelle de Côte d’Ivoire (UVCI).

Plusieurs personnalités du système pédagogique ivoirien ont participé au lancement de cette première édition, dont le Directeur de cabinet du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (MESRS), représentant le Docteur Abdallah Albert TOIKEUSSE MABRI, le Directeur Général de l’Université Virtuelle de Côte d’Ivoire (UVCI), un Vice-président de l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody et la conseillère du Premier Ministre et Présidente du Comité national ivoirien d’accès à l’information pour tous de l’UNESCO, Madame Konan Payne.

En cette semaine internationale consacrée au libre accès à la connaissance scientifique, ma communication en tant que premier responsable de la Coordination Nationale des Doctorant-e-s en Sciences Humaines et Sociales, sous-organisation du CAP-SHS “Collectif des Associations pour la Promotion des Sciences Humaines et Sociale”, a mis en exergue les constats marquant l’environnement de la recherche documentaire en Côte d’Ivoire. Ceux-ci s’articulent autour de deux axes majeurs.

En un premier temps, tout comme leurs condisciples d’Afrique francophone, les doctorant-e-s ivoirien-ne-s se heurtent à une faible visibilité des productions scientifiques ivoiriennes dans le web scientifique. En effet, comme l’ont évoqué Piron, Regulus, & Dibounje Madiba (2016), « les statistiques tirées des bases de données scientifiques américaines, devenues les étalons de référence, indiquent que l’Afrique génère [seulement] 0.2% de la production scientifique mondiale ».

En second lieu, nous constatons chez les étudiant-e-s ivoirien-ne-s, une méconnaissance des textes scientifiques d’illustres chercheur-e-s ivoirien-ne-s tel que l’anthropologue Harris Memel-Fotê qui selon le site web abidjan.net « a derrière lui une brillante carrière d’universitaire partagée entre la Côte d`Ivoire, où il a fondé dans les années 1960 l’Institut d’ethnosociologie, et la France, où il a été directeur d’études à l’Institut des hautes études en sciences sociales de Paris ». Nous connaissons aussi trop peu Georges Niangoran-Bouah qui a fondé la drumnologie, « l’étude de tous les instruments parleurs de musique (tambour, mais aussi balafon, cor d’appel, flûte, arc musical, trompe traversière, double gong) qui ont traversé les siècles et résisté à la colonisation » (Bricka & Faudet, 2006) . Selon ces auteurs,

ce qui a intéressé Niangoran Bouah, qui avoue avec une grande modestie n’être ni musicien, ni musicologue, ce n’est ni la rythmique ni les sonorités produites par ces instruments. C’est bien davantage la langue que parlent ces instruments, une langue de la nuit des temps, conventionnelle, datée, transmise intacte de générations en générations (Op. cité, 2006).

Nous n’oublions pas Niangoran Porquet de qui nous tenons le concept de griotique. Comme le rapporte Sihem Ammour (2009) :

le dramaturge ivoirien Acho Weyer affirme que Niangoran Porquet, poussé à la révolte, avait ainsi donné naissance au concept de la griotique, une forme théâtrale qui s’enracine dans une culture authentique et dynamique. Un théâtre total et une revendication de la renaissance culturelle africaine. La griotique, selon son fondateur, est l’expression dramatique dans laquelle s’intègrent d’une manière méthodique et harmonieuse le verbe et le chant, le mimétisme et le gestuaire, la danse et la musique, la littérature et l’histoire des Afro-nègres. (Op. cité, 2009)

Dans un contexte pédagogique marqué ainsi, d’une part, par la faible visibilité des travaux scientifiques des chercheur-e-s africain-e-s, particulièrement de la Côte d’Ivoire, dans le web scientifique libre et, d’autre part, par la méconnaissance d’illustres chercheur-e-s ivoirien-ne-s par la jeune génération de chercheur-e-s, l’on assiste à une prédominance des citations tirées des travaux occidentaux dans les productions scientifiques des étudiant-e-s de Côte d’Ivoire nonobstant l’énorme contribution de leurs concitoyens à l’évolution de la science et d’un savoir socialement ancré et pertinent. Face à cette situation, la question légitime que nous nous posons donc est de comprendre la manière par laquelle l’on pourra entraîner chez les jeunes chercheur-e-s ivoirien-ne-s une intégration des textes scientifiques de leurs concitoyens dans leurs divers travaux de recherche ?

L’une des réponses à la question posée pourrait être le libre accès aux publications scientifiques. En effet, il encouragerait, dans le contexte scientifique international marqué par la numérisation des savoirs, les étudiant-e-s de Côte d’Ivoire à intégrer des productions scientifiques ivoiriennes dans leurs travaux de recherche puisque ces textes seraient disponibles en libre accès sur des plateformes numériques telles que l’Université virtuelle de Côte d’Ivoire, le DICAMES (Dépôt Institutionnel du CAMES) ou les Classiques des sciences sociales.

Dans cette optique, la stratégie mise en œuvre par le CAP-SHS a été de créer le REJEBECSS-CI (Réseau des Jeunes Chercheur-e-s Bénévoles des Classiques des Sciences Sociales en Côte d’Ivoire). Le REJEBECSS-CI vise entre autres à mobiliser et sensibiliser les chercheur-e-s ivoirien-ne-s à diffuser leurs œuvres en libre accès dans la bibliothèque virtuelle de Côte d’Ivoire et dans le DICAMES. Les textes pourront aussi être reversés facilement dans la bibliothèque numérique Les Classiques des Sciences Sociales qui, pour rappel, a eu « de 2003 à février 2017 plus de 62 millions d’œuvres téléchargées […] et en 2016 seulement, plus de neuf millions » (Tremblay 2017 cité par Irié, 2018).

De ce point de vue, nous épousons la perspective de collaboration Nord-Sud telle que définie par Florence Piron (2018) en ces termes :

L’ancrage des Classiques [des sciences sociales] dans un pays du Nord ne permet pas aux fichiers qui y sont contenus de venir renforcer le processus africain et haïtien de réappropriation de leur science que nous souhaitons au nom de la justice cognitive. Il serait donc important que l’équipe des Classiques des sciences sociales réfléchisse, par exemple, à une possible collaboration avec [l’Université virtuelle de Côte d’Ivoire], le DICAMES et la plateforme scienceafrique.org pour échanger ou diffuser des fichiers et des savoir-faire en matière de numérisation. Cette collaboration Nord-Sud serait justement un symbole de l’écologie des savoirs espérée par les militants et militantes de la justice cognitive, un pas de plus vers l’universalisme inclusif.

A cet effet, le CAP-SHS encourage les chercheur-e-s ivoirien-ne-s à effectuer le dépôt de leurs productions scientifiques dans l’Université virtuelle de Côte d’Ivoire, le DICAMES ou les Classiques des sciences sociales et à s’orienter vers les maisons d’édition et les revues engagées dans le libre accès telles que les Éditions Science et bien commun et la revue Sociétés & Economies, afin de favoriser :

-Un accès immédiat et équitable aux textes scientifiques des chercheur-e-s ivoirien-ne-s par la dématérialisation du savoir;

-L’amélioration de la littératie numérique des chercheur-e-s ivoirien-ne-s par le développement de leurs capacités à faire de la recherche documentaire dans le web scientifique libre ;

-La diffusion des travaux scientifiques des chercheur-e-s ivoirien-ne-s à un plus large public;

-Et l’immortalisation des chercheur-e-s ivoirien-ne-s dans le panthéon virtuel que constitue le web scientifique libre, de sorte qu’après leur mort biologique, ces chercheur-e-s ne connaissent pas une seconde mort qu’on pourrait qualifier de mort sociale dont l’agent pathogène est ce que je nomme l’amnésie sociale, en l’occurrence la perte collective de la mémoire de nos illustres chercheur-e-s qui sont passé-e-s de vie à trépas.

BIBLIOGRAPHIE

Ammour, S. (2009). La «griotique», une revendication de la renaissance culturelle africaine. Consulté 28 octobre 2018, à l’adresse https://www.djazairess.com/fr/latribune/20358

Bricka, B., & Faudet, G. (2006). Professeur Niangoran-Bouah: Père fondateur de la Drummologie. Consulté 28 octobre 2018, à l’adresse http://www.rezoivoire.net/africain/article/20/professeur-niangoran-bouah-pere-fondateur-de-la-drummologie.html#.W9YDgnv7TIU

Irié, B. V. G. (2018). Les Classiques des sciences sociales : un outil assurant le libre accès et la sauvegarde du patrimoine documentaire ivoirien en sciences humaines et sociales – Les Classiques des sciences sociales : 25 ans de partage des savoirs dans la francophonie. Éditions science et bien commun. Consulté 29 octobre 2018, à l’adresse https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/classiques25ans/chapter/les-classiques-des-sciences-sociales-un-outil-assurant-le-libre-acces-et-la-sauvegarde-du-patrimoine-documentaire-ivoirien-en-sciences-humaines-et-sociales/

Piron, F. (2018). Justice et injustice cognitives : de l’épistémologie à la matérialité des savoirs humains – Les Classiques des sciences sociales : 25 ans de partage des savoirs dans la francophonie. Éditions science et bien commun. Consulté 29 octobre 2018, à l’adresse https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/classiques25ans/chapter/justice-et-injustice-cognitives/

Piron, F., Regulus, S., & Dibounje Madiba, M. S. (2016). Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable – Éditions science et bien commun. Consulté 13 août 2018, à l’adresse https://www.editionscienceetbiencommun.org/?p=359

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