Le numérique en Haïti : enjeux actuels

Auteur : Anderson Pierre, Haïti

Anderson est né au Cap-Haïtien, deuxième ville d’Haïti. Après ses études classiques, il laisse sa ville natale pour aller faire ses études supérieures à Port-au-Prince. Il étudie à la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’État d’Haïti en communication sociale depuis 2012. Jeune très engagé, il préside une association d’étudiants capois qui permet l’encadrement des jeunes dans sa ville natale. Depuis octobre 2015, il est le correspondant du site Actualité internationale. Son rêve, implanter au sein de sa communauté une station de radio communautaire animée par des jeunes et pour des jeunes. Pour lui écrire : andersonpierre59@gmail.com

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Depuis quelques années, on assiste à un virage assez spectaculaire du numérique à travers le monde. Cette grande révolution a influencé et continue d’influencer, à un niveau ou à un autre, tous les secteurs des sociétés aux quatre coins du monde : la politique, l’économie, la santé, l’agriculture, la communication, l’enseignement, pour ne citer que ceux-la. Le numérique et les transformations qu’il engendre suscitent l’intérêt d’un bon nombre d’acteurs qui revendiquent d’être des militants, en Haïti comme ailleurs.

Au fil des années, on a pu constater dans notre pays les balbutiements de projets assez intéressants en numérique, apparaissant à travers des colloques, des formations, etc., un ensemble d’initiatives que l’on présente comme innovantes en espérant provoquer des impacts importants dans le développement du pays. Or, si on se félicite avec de beaux discours des différents progrès dans ce domaine et si on envisage tous les bienfaits possibles dans le développement durable du pays, force est de constater malheureusement que, malgré tous les projets et toutes ces années à prendre des initiatives ici et là, on est parti du mauvais pied dans le virage vers le numérique par rapport aux autres pays de la région caraïbe. Soyons honnêtes!

Numérique pour tous, mensonge!

En 2017, de nombreux organismes en Haïti proclament le numérique pour tous. Mais n’est-ce pas se baigner dans de douces illusions? La réalité et le contexte haïtien actuel ne le favorisent pas. C’est un idéal! Je ne veux pas être trop pessimiste ni rabat-joie, mais on sait bien que pour atteindre un tel objectif il aurait fallu poser des actes concrets il y a quelques années. Sur 100 Haïtiens, seulement 11,40 disposaient en 2014 d’une connexion internet, alors que pour la République Dominicaine, ce chiffre s’élevait à 49,58, pour la Jamaïque à 40,50, pour Trinidad-et-Tobago à 65,10 et pour le Vénézuela  à 57, d’après une enquête réalisée par l’Université de Sherbrooke. Étant un pays pauvre, Haïti possède un grand nombre d’exclus numériques et ceci pour diverses raisons : faibles moyens économiques, milieux défavorisés, analphabètes numériques, méfiance ou méconnaissance de ce domaine etc.

Chaque mois, des invitations à de grands colloques sur « le numérique pour tous » sont lancées sur les réseaux sociaux haïtiens, comme si tous les Haïtiens et Haïtiennes avaient accès au numérique, étaient inscrits sur les réseaux sociaux, incluant les plus populaires (Facebook, WhatsApp) ou en faisaient un usage épanouissant. Ce n’est pas du tout le cas! Donc en lançant les invitations à ces colloques seulement sur les réseaux sociaux, les catégories de personnes qui n’y sont pas inscrites en sont tout bonnement exclues. On peut en conclure que ces différentes activités n’aident que ceux et celles qui ont déjà un minimum d’accès au numérique et laissent sur le banc de touche la grande masse.

Certes, de nombreux acteurs viennent étaler dans ces colloques leur savoirs et leurs expériences dans le domaine du numérique, s’ils en ont, mais les grands changements se font attendre. Quels en sont les résultats et les impacts ?  La montagne pourrait accoucher d’une souris si l’État haïtien ne se dote pas d’une feuille de route pour coordonner les initiatives dans ce nouveau secteur en Haïti. Un grand nombre d’Haïtiens et d’Haïtiennes ne disposent pas du matériel nécessaire et ne possèdent pas de compétence numérique de base. Les conditions matérielles ne sont même pas réunies pour les groupes qui devraient être les plus aptes à profiter du numérique : les étudiants et les socio-professionnels.

Pour que chaque personne profite pleinement du numérique, il lui faut un minimum de matériel, un peu de compétence numérique, une connexion stable et des programmes viables combinés. Sinon, on verra les mêmes résultats qu’avec les cours d’informatique dispensés dans différentes écoles dans les années 2000 : des cours sans contenu pour des élèves analphabètes numériquement. J’ai passé plus de deux années, deux fois par semaine, pendant une heure, à devoir apprendre le programme Typing Teaching. Le peu de chemin que j’ai pu parcourir depuis dans le monde numérique, c’est grâce à mon intelligence et une bonne dose de curiosité. Rappelons-le, peu de moyens suffisent pour changer les rapports des gens avec le numérique. Numérique pour tous, oui ! Mais commençons par outiller les gens. Ce nouveau domaine a un côté pratique que l’on a tendance à négliger en Haïti.

Mauvaise connexion internet

L’accès à Internet coûte cher et est de très mauvaise qualité dans notre pays. Mais personne ne se semble s’en soucier vraiment. Les plans les moins chers n’offrent que quelques heures par mois pour exploiter toutes les possibilités et profiter de toutes les opportunités du numérique. Faute d’associations de consommateurs avertis, les opérateurs règnent en seigneurs. Numérique pour tous ? Oui, je suis pour. Mais une connexion stable est un minimum requis. Surtout pour le côté pratique du numérique. Je le vais le rappeler encore une fois, il faut peu de de moyens pour changer le rapport des gens avec le numérique si et seulement si une bonne connexion internet est assurée.

Avant même de réclamer le numérique pour tous, l’État haïtien et le secteur privé doivent investir dans une bonne connexion stable et à la portée de tous : une connexion internet dont le jeune à Pétion-Ville pourrait profiter aussi bien que celui qui se trouve à Les Irois. Les grands « geeks » de ce monde ne sont pas (nécessairement) de grands conférenciers, mais ils ont pu développer leur passion pour le numérique vissés devant un écran avec un minimum de connexion internet.

Numérique, nouvelle cause d’exclusion sociale

Malgré toute la volonté des différents acteurs luttant pour le numérique en Haïti, ce nouveau domaine pourrait aggraver les exclusions sociales dans le pays. Bon gré ou mal gré, le numérique s’introduit dans notre système d’éducation à deux vitesses, étant plus accessible à aux enfants de l’école privée qu’à ceux de l’école publique. C’est l’affaire des « moun ak soulye », si vous me permettez l’expression. Certaines écoles possèdent des salles informatiques bien équipées, alors que d’autres ne disposent même pas d’un seul ordinateur pour toute l’institution. Si vraiment nous voulons le numérique pour tous, il faudra déplacer les forums, les colloques et les conférences des grands hôtels de Port-au-Prince vers les écoles supérieures des provinces et même vers les lycées des coins les plus reculés d’Haïti. Quand on parle de numérique, pensez-vous que l’on pense aux écoles de Cité-Soleil, aux lycées des certaines villes de province? Alors que c’est peut-être une grande opportunité pour les jeunes qui y vivent de s’ouvrir au monde pour apprendre et partager.

Si on continue de cette manière dans le domaine du numérique en Haïti, il est clair que l’on va alimenter la fracture sociale au lieu de la réduire.

Numérique pour les femmes !!! Quelles femmes ?

En Haïti, on a tendance à tout sexualiser sans vraiment aborder les vrais problèmes liés aux conditions socio-économiques des hommes et des femmes. Lorsqu’on parle du numérique pour les femmes, de quelles femmes s’agit-il? Parle-t-on de la femme qui tient une épicerie au Marché Salomon? Parle-t-on de la femme qui vend des vêtements au marché de Pétion-Ville? Parle-t-on de la femme entrepreneure qui possède un restaurant  ou qui se lance dans la production agricole? Parle-t-on de la couturière? Parle-t-on de l’étudiante finissante qui est obligée de passer sa journée à la bibliothèque d’une faculté pour bénéficier d’une petite connexion internet et effectuer ses recherches? Parle-t-on de l’écolière qui possède un téléphone intelligent mais qui est incapable de le mettre à profit dans son parcours scolaire? Eclairez-moi, je suis un peu perdu. Ces beaux projets sont flous.

Conclusion

Malgré l’engouement actuel pour le numérique, les différents acteurs sont loin d’encourager et de faire la promotion d’une véritable culture numérique dans la société haïtienne en tirant pleinement profit de la technologie. Soit leurs projets sont mal définis, soit ils passent à côté des besoins réels du pays. Les écoles, les universités et même l’administration publique fonctionnent de manière totalement archaïque.

Il n’est pourtant pas trop tard pour s’activer afin de ne pas rater le virage numérique. Cessons de transplanter des projets d’autres pays qui ne répondent nullement à nos besoins, à nos problèmes et à nos défis. Arrêtons ce petit jeu d’organiser des colloques et faire de photos pour un millier de « like » sur facebook et posons des actes pour offrir l’opportunité de découvrir le numérique à des milliers de jeunes en Haïti. Nous avons encore le temps de nous rattraper si nos responsables ont la volonté de poser des actions concrètes en tenant compte du contexte haïtien.

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