La mise en valeur par les Classiques des sciences sociales des savoirs produits en Haïti

Photo RicarsonAuteur : Ricarson Dorcé, Haïti

Ricarson Dorcé, né le 23 mai 1987, est licencié en psychologie de l’Université d’État d’Haïti. Il a une formation universitaire de premier cycle en droit et en communication sociale, ainsi que de deuxième cycle en sciences du développement et en histoire, mémoire et patrimoine. Membre du Collectif des Universitaires Citoyens, de l’Atelier Jeudi Soir, de l’Association Science et Bien commun et du Collectif SOHA, il dirige la collection « Études haïtiennes » dans les Classiques des sciences sociales, la plus grande bibliothèque numérique francophone. Admis au doctorat en communication publique, ses textes sont publiés dans des revues et éditions haïtiennes, françaises, canadiennes, belges et états-uniennes.

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L’invisibilité sur le net des connaissances scientifiques réalisées dans les pays du Sud (notamment en Haïti) n’est plus à démontrer. Elle constitue une source d’injustice cognitive. C’est un obstacle au développement local durable. D’où l’importance de l’aventure des Classiques des sciences sociales dans la valorisation de la diversité de savoirs depuis déjà plus de 23 ans, grâce, entre autres, à la coopération avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Le fondateur de cette bibliothèque numérique est Jean-Marie Tremblay qui a reçu le tire de Chevalier de l’Ordre national du Québec en 2013 et le prix du mérite scientifique régional Saguenay-Lac-Saint-Jean en 2005. C’est l’une des premières et des plus grandes bibliothèques numériques francophones spécialisées en philosophie, en sciences humaines et sociales. C’est une ressource pédagogique pour de nombreux enseignants et étudiants (es). C’est aussi une opportunité pour les chercheurs d’être connus dans le monde entier.

Au sein des Classiques, il existe des collections et sous-collections valorisant les savoirs produits dans les pays du Sud : Études haïtiennes, Sociétés créoles, Chineancienne, Civilisation arabe, Civilisations de l’Inde, etc. Elles jouent un rôle crucial dans la diffusion des auteurs des pays du Sud et dans la mise en valeur de leurs productions scientifiques. Dans cet article, je vais parler de la sous-collection Études haïtiennes que je dirige depuis presque  quatre ans.

La sous-collection Études haïtiennes est une vitrine pour valoriser le patrimoine scientifique haïtien en sciences sociales et en philosophie. Elle a une histoire. Suite au séisme du 12 janvier 2010 ayant frappé Haïti, il y a eu une volonté (tant au niveau national qu’international) de préserver les ressources du patrimoine matériel et immatériel du pays. En effet, au-delà des pertes en vies humaines, le séisme a créé des pertes énormes dans les principales institutions culturelles du pays, notamment les différentes bibliothèques.

C’est alors que la professeure Florence Piron de l’Université Laval (et aussi la co-directrice de mon mémoire de maitrise) a eu l’idée de proposer à Jean-Marie Tremblay la création d’une sous-collection spécialisée en études haïtiennes.

À cette période difficile, les Classiques des sciences sociales nous sont donc apparus comme une véritable bouée de sauvetage permettant aux chercheurs haïtiens d’avoir un meilleur accès au patrimoine scientifique de leur propre pays, ce qui est un appui incontournable surtout dans un contexte où la grande partie de l’infrastructure des bibliothèques n’est pas encore reconstruite. La Collection propose déjà environ une centaine de textes d’auteurs haïtiens. On travaille très fort en vue d’impliquer tous les acteurs du pays et d’ailleurs dans cette dynamique de valorisation des productions scientifiques haïtiennes.

Au cours du mois de mars de cette année, une bonne délégation des Classiques des sciences sociales était en Haïti dans le cadre d’un grand colloque international sur la science ouverte. Accompagné de sa fille (Émilie Tremblay), Jean-Marie était là pour discuter avec les étudiants haïtiens. Ils ont été accueillis de manière enthousiaste et extrêmement chaleureuse. La délégation a pris contact avec des centaines d’universitaires qui utilisent Les Classiques dans leurs recherches. Ainsi, quelques semaines après, un groupe de ces jeunes étudiants ont formé une association qu’ils ont appelée « Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti ». Depuis, ils participent à la mise en page et à la correction des textes produits en Haïti. Ils font des démarches auprès des professeurs d’université et des chercheurs en vue d’avoir l’autorisation de diffuser en libre accès leurs œuvres. Ils sont très présents à la radio, dans les différents médias du pays, notamment à travers les réseaux sociaux, en vue de mobiliser la communauté des chercheurs haïtiens en faveur du libre accès. Ils animent des séminaires. Il y a de cela un mois, ils ont organisé un petit colloque à l’Institut d’Études et de Recherches africaines d’Haïti. Tout récemment, à Limonade, au campus de l’Université Henri Christophe, dans le Grand-Nord du pays, ils ont réalisé une table ronde autour de « la justice cognitive, un concept essentiel pour théoriser la valorisation des savoirs scientifiques et non scientifiques d’Haïti », table ronde à laquelle participaient Florence et Jean-Marie grâce à la magie d’internet.

C’est grâce aux Classiques des sciences sociales que beaucoup de jeunes peuvent poursuivre leurs travaux de recherche. Et ce grand réseau des jeunes bénévoles est un pas important vers le succès collectif. Par ailleurs, toute cette dynamique crée une belle image. Il y a beaucoup d’Haïtiens que j’ai rencontrés qui veulent venir à Chicoutimi, venir visiter l’UQAC, rien qu’en reconnaissance de ce que font les Classiques des sciences sociales. Je pense qu’en Afrique francophone, le constat sera le même. Dans une perspective touristique durable, cette énergie a toute sa place. Les Classiques en ce sens constituent un outil de développement économique et touristique de la région. Je parle bien du tourisme universitaire, culturel et intellectuel.

Quand on visite le site des Classiques, on lit des textes écrits sur Chicoutimi et ses environs, sur la culture de la région, si bien qu’on va s’y intéresser, ne serait-ce que pour venir faire du tourisme culturel ! Ça pourra être aussi le cas en Haïti, car la sous-collection projette une autre image du pays. En lisant ces textes en ligne, on y apprend beaucoup sur l’histoire et la culture du peuple haïtien.

Les Classiques jouent ainsi un rôle fondamental dans la conservation et la mise en valeur du patrimoine culturel immatériel du monde.

Tout compte fait, la sous-collection « Études haïtiennes » — faisant partie de la grande collection des sciences sociales contemporaines de cette bibliothèque numérique — exprime une certaine justice cognitive qui rend plus visibles les savoirs produits en Haïti.

Toutefois, la branche des Classiques en Haïti n’a pas tous les moyens qu’il faut pour se développer plus rapidement. Il nous manque des ressources logistiques. Nous avons une grave carence d’ordinateurs. Nous n’avons même pas un seul scanner pour numériser ; nous n’avons pas non plus un véritable espace de travail. Mais, nous restons optimistes et motivés. N’est-ce pas ce qui est d’abord essentiel ?

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