Pédagogie critique à partir de Paulo Freire. Une expérience d’enseignement marquante en Ayiti

marta-teixeiraAuteure : Marta Teixeira

Marta, originaire du sud du Brésil, est doctorante en psychopédagogie à l’Université Laval. Sa thèse porte sur une nouvelle méthodologie qualitative se servant du dessin libre et de l’action dialogique ayant pour finalité de mettre en valeur les différentes dimensions de l’intelligence et une conception égalitaire des êtres humains. Ses intérêts de recherche et d’enseignement sont surtout l’inclusion scolaire et la justice sociale. Dans son cheminement scolaire elle a eu une formation comme institutrice d’école primaire, un baccalauréat en dessin, une spécialisation en enseignement de français langue étrangère et un diplôme de master en éducation. Pour lui écrire : marta.teixeira.1@ulaval.ca.

Résumé

Cet article vise à partager une expérience marquante en enseignement vécue à l’Université Autonome de Port-au-Prince (UNAP), en Ayiti. Il s’agit d’un cours de pédagogie critique conçu notamment à partir de la pratique et de la théorie de l’auteur brésilien Paulo Freire. Vingt-cinq étudiants et trois étudiantes de nationalité ayitienne ont participé au cours. Leur rapport avec l’enseignante, les thèmes abordés dans le cours ainsi que leurs témoignages sont mis en relief afin de montrer les résultats obtenus par rapport à l’objectif du cours. Mots-clés : pédagogie critique, Ayiti, Paulo Freire.

Abstract

This article aims to share a  significant experience in teaching experienced at the Autonomous University of Port-au-Prince (UNAP) in Ayiti. This is a critical pedagogy course designed especially from the practice and theory of the Brazilian author Paulo Freire. Twenty-eight students Haitian nationality students participated in the course. Their relationship with the teacher, the topics covered in the course and their testimonies are highlighted to show the results achieved in relation to the objective of the course. Keywords: critical pedagogy, Ayiti, Paulo Freire.

Resumo

Este artigo tem por objetivo de compartilhar uma experiência marcante no ensino vivida na Universidade Autônoma de Porto Príncipe (UNAP), no Ayiti. Trata-se de um curso de pedagogia crítica concebido principalmente a partir da prática e da teoria do autor brasileiro Paulo Freire. Vinte e oito estudantes, três mulheres et vinte e cinco homens, de nationalidade haitiana participaram do curso. A relação dos estudantes com a professora, os temas abordados no curso assim como seus testemunhos são enfatizados a fim de mostrar os resultados obtidos em relação ao objetivo do curso. Palavras-chave : pedagogia crítica, Ayiti, Paulo Freire.

Rezime

Atik sa gen pou objektif pataje yon bèl eksperyans ki rive nan « Université Autonome de Port-au-Prince (UNAP) » an Ayiti. Se yon kou pedegoji kritik ki fèt espesyalman a pati pratik ak teyori  otè brezilyen Paulo Freire. Vennsenk (25) etidyan ayisyen, fanm tankou gason, te patisipe nan kou sa. Rapò etidyan yo devlope ak anseyant lan, tèm ki te abòde yo epitou temwanyaj etidyan yo te kèk pwen enpòtan yo te konsidere pou montre rezilta yo te jwenn pa rapò a objektif kou a te vize.

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Introduction

Une collaboration existe, depuis 2009, entre l’Université Laval et l’Université Autonome de Port-au-Prince (UNAP). Dans le cadre de ce partenariat, la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval s’implique dans la mise en œuvre d’un Diplôme d’études supérieures spécialisées en sciences de l’éducation (DESS). Il s’agit d’un programme délocalisé permettant à des étudiantes ayitiennes et des étudiants ayitiens[1] de suivre des cours en présentiel et à distance auprès des enseignantes et enseignants de l’Université Laval.

Le programme en question s’adresse aux professionnels et professionnelles visant une formation de gestionnaire scolaire. En 2012, un des dix cours de ce programme a été celui de pédagogie critique. Ce dernier a eu lieu à la première quinzaine du mois de décembre de la même année. Lorsque j’ai été invitée à donner ce cours, j’ai senti la grande responsabilité de ma tâche, soit d’approfondir le regard critique des professionnelle et professionnels de l’enseignement par rapport à leur milieu ainsi que sur leur pratique en Ayiti. Bien que la contribution de plusieurs auteurs y ait été mise en place, tels qu’Henri Giroux, Peter McLaren et Ivan Illich, j’ai été ravie d’avoir l’opportunité de partager les pratiques et théories de l’auteur brésilien Paulo Freire. Aussi, cet auteur est la principale influence de mes recherches au doctorat.

L’objectif principal de ce cours a été de donner l’occasion aux étudiantes et étudiants de réfléchir sur une problématique concrète relative au contexte scolaire ayitien, à la lumière des fondements de la pédagogie critique. Ce séminaire a également visé à réfléchir sur les questions suivantes : comment l’école peut contribuer à la prise de responsabilité menant à une objectivation de soi en tant que sujets de transformation? Comment l’école peut contribuer au changement des mentalités par rapport à la perception de soi et de l’autre – c’est-à-dire la prise de conscience de l’existence du rapport oppresseur-e-s/opprimé-e-s – et de l’importance de l’unité nationale afin de diminuer le clivage social qui existe entre les riches et les pauvres?

La formule pédagogique a été conçue selon un système mixte jumelant les formations à distance et en présentiel. La partie à distance s’est principalement déroulée par courriel, par la plateforme du site des cours de l’Université Laval et par Skype pendant l’encadrement du travail final du cours. Celle en présentiel s’est échelonnée sur deux semaines intensives. Les périodes de cours ont eu lieu le matin, du lundi au vendredi. L’horaire prévu (de sept heures et demie du matin à treize heures) a été ajusté sur place. En effet, puisque quelques personnes résidaient à l’extérieur de Port-au-Prince, leurs déplacements étaient difficiles. Finalement, les cours ont généralement commencé aux alentours de huit heures et quart, une pause était généralement octroyée vers onze heures et le cours se terminait à treize heures.

La plateforme en ligne du site web du cours et la liste d’adresses électroniques des étudiants et étudiantes ont été des outils essentiels afin d’établir les premiers contacts. Deux courriels de présentation et de bienvenue leur ont été envoyés ainsi qu’un questionnaire visant à connaître leurs attentes quant à la formation et leurs connaissances par rapport à la matière. En réponse, j’ai reçu plusieurs courriels de leur part me souhaitant d’avance la bienvenue dans leur pays.

Vingt-cinq étudiants et trois étudiantes ont participé au cours. Leur occupation était principalement, l’enseignement au secondaire, au niveau technique ainsi qu’au cycle supérieur, la direction d’établissement scolaire et l’occupation d’un poste dans la fonction publique (au ministère de l’Éducation).

Afin de vérifier si les objectifs avaient été atteints, trois outils évaluatifs ont été utilisés : une auto-évaluation écrite (valant pour 30% des points), un examen écrit concernant le contenu du cours et les liens entre ce dernier et les réalités de l’éducation ayitienne (30% des points) et l’élaboration d’un projet résultant de l’identification des besoins relatifs à leur réalité (40% des points).

Le matériel didactique et le plan de cours

Le format du plan de cours était standard[2]. Notre préoccupation lors de son élaboration était d’adapter le contenu aux besoins du contexte culturel et éducatif ayitien. Une autre préoccupation était l’accès des étudiantes et des étudiants au matériel didactique, puisque nous voulions éviter des coûts supplémentaires tout en respectant évidemment la loi sur le droit d’auteur. Ainsi, une partie du matériel a été élaboré par moi-même et d’autres ressources ont été sélectionnées selon leur disponibilité en ligne.

Bien que résidant au Canada depuis plus de trois ans, le fait d’être brésilienne et d’avoir vécu toute ma vie dans un pays émergent de l’Amérique du Sud m’a aidée énormément à comprendre la dure réalité vécue par le peuple ayitien. En faisant des recherches sur ma destination, je me rendais compte des points importants à aborder en classe pendant les deux semaines en présentiel. Ce n’est pas par hasard qu’un des étudiants a témoigné, à la fin de ces deux semaines, qu’il lui semblait que la pratique et la théorie de Paulo Freire avaient été conçues pour Ayiti.

Ayiti 

Ayiti et la République Dominicaine partagent le territoire d’une même île, localisée en Amérique centrale, dans l’océan Atlantique. Ayiti signifie « terre des hautes montagnes » ou « la montagne dans la mer ». La langue parlée couramment à la maison est le créole, mais la langue d’enseignement académique est le français. Cela signifie que la plupart des enfants apprennent le français en tant que deuxième langue en même temps que le contenu scolaire. Selon le témoignage des étudiants et étudiantes, cette situation peut poser un problème de compréhension de la matière.

La capitale de la Repubilika ya Ayiti – ce qui correspond en français à République d’Haïti – est Port-au-Prince. La population du pays, selon le site de l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique[3] est de 10 413 211 habitant-e-s. Ce pays est contrôlé politiquement par les États-Unis. Il s’agit d’un système capitaliste où il y a une extrême pauvreté et de grandes inégalités sociales. La monnaie locale est la gourde, mais le dollar américain est très courant. Selon le témoignage de quelques étudiants et étudiantes, si une personne est élue par le peuple sans être acceptée par le système politique des États-Unis, elle n’occupera tout simplement pas le poste.

Malgré ce contrôle rapproché, la culture ayitienne, chaleureuse et débrouillarde, est omniprésente. Le transport collectif, par exemple, traduit les croyances et les devises du peuple ayitien par ses atours multicolores. Certains véhicules arborent des phrases en créole telles que : sekrè lavi se travay san sès (le secret de la vie, c’est de travailler sans cesse). Étant un pays tropical, on retrouve en Ayiti la culture du maïs, du manioc, de la canne à sucre, de la banane, de la papaye, de la mangue, de l’ananas, etc. D’ailleurs, après la première semaine de cours, une foire de produits locaux à base de maïs a eu lieu à Hinche, ville située à deux heures de route de Port-au-Prince. Un des principaux responsables de cet évènement étant un étudiant inscrit au cours de pédagogie critique, j’ai eu l’occasion d’y aller et de constater avec joie le fruit d’un travail collectif qui valorise leur agriculture.

Au campus UNAP

L’Université Autonome de Port-au-Prince (UNAP) a été détruite par le séisme du 12 janvier 2010. Elle a été rapidement reconstruite, en trois mois, dans un autre quartier. Elle y est toujours active aujourd’hui. Lors de mon séjour, en décembre 2012, un deuxième campus était en construction à Hinche.

Le déroulement du cours en présentiel

Le plan de cours, qui avait déjà été rendu disponible en ligne, a été proposé au groupe une fois sur place. Un étudiant a fait un commentaire ressemblant à ceci : « Vous arrivez avec un plan de cours tout prêt, donc il ne s’agit pas d’une proposition. Vous voulez tout simplement qu’on l’approuve ». Franchement, je ne m’attendais pas à cette réaction, mais je me souviens très bien qu’avec mon étonnement est aussi venue la satisfaction, celle de constater qu’il y avait un esprit de contestation par rapport aux exigences académiques officielles fixées sans la consultation de celles et ceux devant s’y conformer. Les voix des étudiants et étudiantes ont commencé à s’élever. Je réussis à calmer leurs préoccupations en leur disant qu’il m’avait fait plaisir de leur avoir préparé ce plan de cours, mais qu’ils avaient mon accord quant à d’éventuelles propositions de changements venant de leur part. Bref, ce qui était écrit dans le syllabus pouvait être modifié.

Après avoir passé par les principaux points du plan de cours, ils m’ont entretenu de leur préoccupation par rapport aux modalités d’évaluation des acquis de l’examen écrit lors du dernier jour de cours en présentiel. Leur inquiétude était de connaitre en quoi consistait ce test et quel type de question serait posé. J’ai essayé de les rassurer en leur disant que ce dernier ne serait pas difficile pour celles et ceux qui auraient suivi les cours. Cependant, il m’a semblé que cette affirmation n’avait pas suffi à les convaincre. Il a fallu que le jour de l’examen arrive pour qu’ils et elles le constatent. Je reviendrai plus tard sur ce point pour rapporter en détail comment cette journée s’est déroulée et quel impact elle a eu sur le groupe et sur moi-même.

Le contenu et les thèmes discutés en présentiel

Au cours de mes recherches sur Ayiti, j’avais pris le temps d’échanger avec d’autres personnes qui vivent au Canada, notamment Murielle Jassinthe, et qui connaissent bien la réalité de ce pays. D’une certaine manière, on m’a confirmé ce que j’avais intuitivement à l’esprit.

Premièrement, j’avais compris la nécessité de trouver des outils en éducation pour permettre un changement de mentalité du peuple ayitien quant à leur sentiment d’infériorité par rapport à d’autres cultures. Ceci rejoint ce que Paulo Freire appelle la chute des mythes (1982, 1993) dans l’esprit de celles et ceux qui ont toujours pensé être inférieur-e-s à force d’être dévalorisé-e-s. Bien que ce sentiment d’infériorité soit ancré, il reste possible de le démystifier. Un cours a donc été consacré aux mythes en Ayiti et à la démystification selon Freire. L’activité sur ce thème consistait à préparer une liste de mythes ancrés chez les Ayitiens et les Ayitiennes Le résultat de cet exercice mérite notre attention et sera donc présenté ultérieurement.

Deuxièmement, ce que j’avais également à l’esprit, c’était la question de la foi car, en arrivant en Ayiti, on peut constater que le peuple est très croyant. Deux formes de croyances sont les plus courantes : le christianisme et le vaudou. Sans porter de jugement sur une ou l’autre de ces croyances, je me suis rendue compte de l’importance d’aborder ce sujet de manière à valoriser la culture ayitienne. Un cours était donc consacré à la théologie de la libération[4] (Boff & Boff, 1987) au cours duquel les étudiants et étudiantes ont eu l’opportunité de m’expliquer ce qu’est le vaudou. La question de la pauvreté a été soulevée tout au long de la présentation des diapositives expliquant les principes de la théologie de la libération selon l’auteur brésilien Léonardo Boff. Comme certaines personnes avaient déjà des connaissances sur ce thème, le cours a été pour eux et elles un approfondissement sur la question. Plusieurs points ont été discutés par rapport à la réalité ayitienne, comme la tentative de faire de l’argent en tirant profit de la foi des personnes peu instruites et vulnérables.

Parler de pédagogie critique, c’est notamment faire référence au lien entre l’éducation et la justice sociale. Comment aborder cette question en Ayiti? Avant de m’y rendre, j’avais reçu, par courriel, quelques réponses à notre questionnaire préliminaire dans lequel leur était posée la question suivante : « Dans le contexte haïtien, à quoi fait référence le concept de justice en éducation? ». Les réponses attestaient toutes qu’il n’y a pas de justice à l’école en Ayiti :

  • La notion de justice en éducation est un thème peu connu en Haïti (Cerliot Laguerre).
  • Sans être trop pessimiste, je ne peux vraiment pas  parler de justice en éducation en Haïti (Liliane Pierre).
  • Nos enfants sont dans les rues. Trois cent mille sont en domesticité » (Joachin Nathan).
  • Pour moi, le concept de justice en éducation réfère à l’accès pour tous en éducation. L’enseignement donné aux fils des bourgeois devrait être le même pour tous. Ce qui n’est pas vrai chez nous (Edelle J. Sainval).

Ces propos m’ont convaincue de consacrer une partie de nos discussions en classe au thème des enfants vivant dans la rue. D’une part, des initiatives faites au Brésil pour sortir les enfants de la rue ont été présentées. D’autre part, les étudiants et étudiantes ont partagé la réalité vécue par les enfants en Ayiti en précisant la différence qui existe entre la situation des enfants en domesticité, celle des enfants de la rue et celle des enfants vivant dans la rue.

Selon Lubin (2002), les enfants en domesticité ou restavèk (« reste avec ») vivent, dans la majorité des cas, une situation d’exploitation humiliante et des plus dégradantes. Des enfants de six à quatorze ans sont obligés de travailler sans cesse pour une famille qui était censée les accueillir et leur donner de meilleures possibilités que leurs parents biologiques – car ceux-ci vivent généralement dans la misère. Les enfants en domesticité sont nombreux[5] et, pour la majorité, ce sont des filles. Ils et elles sont souvent victimes de toutes sortes d’abus et de violences. Injuriés et réifiés, ils et elles sont abandonnés à leur sort. Il s’agit d’une main-d’œuvre comparable aux esclaves, sans aucun droit et souvent traitée d’ingrate et de paresseuse. D’après Lubin (2002, p. 48), « dans certaines familles, le restavèk amène l’eau pour tout le monde, mais il n’a pas le droit de l’utiliser ». Les enfants en domesticité « sont battus ou injuriés quand ils sont surpris en train de jouer » (Lubin, 2002, p. 50).

Malheureusement, nombreux sont les parents biologiques ayitiens qui abusent aussi de leur autorité. Ainsi, certains enfants vont préférer vivre dans la rue que chez eux. Selon l’anthropologue Christopher Kovats-Bernat, en entrevue pour la revue Intercultures, la différence entre « les enfants vivant dans la rue » et « les enfants de la rue » dépend du temps qu’ils passent à travailler et du type de travail qu’ils effectuent. Si c’est à temps plein – ils ne rentrent plus chez eux –, il s’agit d’enfants vivant dans la rue. Les enfants de la rue, quant à eux, « partagent la moitié de leur temps entre la maison et la rue ». La majorité de ces enfants (75 %) sont des garçons. Ils sont méprisés par la société en général, puisque « les gens ne les regardent pas ». L’anthropologue parle également de la principale cause de décès de ces enfants : la diarrhée, car ils n’ont pas accès à l’eau potable.

Cet exemple de discussion sur les enfants ayitiens et la justice sociale démontre la pertinence et l’ampleur des thèmes choisis pour les discussions en présentiel. Le contenu des deux semaines a donc été consacré à ce qui pouvait nourrir des débats liés à leur réalité. Ainsi, dans la première semaine, nous avons commencé par étudier des contributions de Peter McLaren et de Henry A. Giroux afin d’introduire le courant de la pédagogie critique et par la suite nous avons abordé les fondements théoriques et pratiques de la pédagogie de Paulo Freire. La théorie de l’action dialogique de Freire, ses principes et ses valeurs essentielles ont été mis en relief dès le deuxième jour. La question de l’alphabétisation avec conscientisation, en lien avec le clivage social entre pauvres et riches, ainsi que la démystification du savoir proposée par Paulo Freire ont également fait partie des thèmes abordés ultérieurement en profondeur. La deuxième semaine a été consacrée à la pédagogie critique et à des thèmes connexes : la pédagogie critique et la forme scolaire à partir d’Ivan Illich; la pédagogie critique et l’oppression par la manipulation religieuse à partir de Leonardo Boff; la pédagogie critique et les questions environnementales. La pédagogie critique et le problème social des enfants vivant dans la rue a été un des derniers thèmes abordés. Finalement, avec l’intention de se préparer pour le jour de l’examen, nous avons abordé le thème du système scolaire d’évaluation, à partir des discussions sur l’article intitulé « À quoi servent les notes? » (Merle 2006) . Je me disais qu’en lisant ce texte, il y aurait moins d’inquiétude et de stress le jour de l’examen.

Réflexions des étudiantes et des étudiants pendant les cours en présentiel 

Pendant nos échanges, amorcés à partir des textes et des vidéos qui faisaient partie du matériel de cours, les étudiantes et étudiants ont pris une certaine distance par rapport à la réalité vécue en Ayiti. Certaines pistes de réflexions ont nourri nos débats : l’école de reproduction versus l’école qui tient compte du contexte des élèves; l’importance de la libération par l’alphabétisation; le droit à la parole à tous à l’école; le dialogue en tant que pratique libératrice; le rapport de négociation entre l’enseignante ou l’enseignant et l’élève ; l’injustice sociale et les obstacles des élèves pour accéder à l’éducation; la signification des termes « opprimé-e » et « oppresseur-e »; les biais dans l’attribution des notes à l’école; les enfants ayitiens en domesticité, les enfants de la rue et les enfants vivant dans la rue; l’importance de protéger l’environnement, les conséquences de ne pas le faire et l’absence d’enseignement de ce thème à l’école; l’importance de faire tomber certains mythes en Ayiti, surtout ceux qui nuisent à l’estime des Ayitiennes et des Ayitiens quant à eux-mêmes.

Quelques mythes en Ayiti, selon les étudiantes et les étudiants

Lors de l’exercice qui consistait à faire la liste des mythes existant chez les Ayitiennes et Ayitiens, plusieurs ont manifesté leur étonnement d’en voir autant ayant une forte influence sur leur vie quotidienne et notamment, des conséquences sur leur représentation d’eux-mêmes et d’elles-mêmes. Leur conclusion a été que le peuple ayitien pourrait mieux se développer et s’épanouir s’il faisait tomber ces mythes. Voici quelques mythes énumérés et formulés par les étudiantes et étudiants :

  • qui n’a pas d’argent n’a pas de valeur;
  • la réussite est due à la chance;
  • le mythe du sexe fort : si on donne naissance à un petit garçon, on a bien fait, si c’est une fille, cela a moins de valeur;
  • l’enfant ne doit pas regarder un adulte dans les yeux en s’adressant à lui;
  • une fille qui ne s’est pas mariée n’a pas réussi sa vie sur le plan social;
  • une femme mariée qui n’a pas d’enfant est dépréciée par ses beaux-parents et même par son époux;
  • les hommes ne doivent pas pleurer, même s’ils ont mal;
  • les femmes ne peuvent pas être des mécaniciennes, des électriciennes et pratiquer d’autres métiers que l’on croit faits pour des hommes;
  • les hommes ne doivent pas être des esthéticiens ou infirmiers;
  • le paysan cultivateur est considéré comme une personne sotte;
  • les Noirs ne peuvent pas réussir en affaire;
  • « Le BonDieubonnisme», un concept inventé par le grand romancier contemporain haïtien Gary Victor qui se réfère au fait que dans la majeure partie des cas, nous ne prenons pas nos responsabilités, ni les bonnes décisions en croyant que Dieu est bon et qu’il va nous aider et nous protéger. C’est comme construire des villes sans normes, sans infrastructure et dire que Dieu sera bon pour nous et qu’il nous protégera quand il y aura des cataclysmes naturels ».

Parmi plusieurs réflexions formulées en classe, il y en a une sur l’orthographe du nom du pays qui mérite notre attention. Nous parlions de l’importance de répandre et de valoriser la culture ayitienne à l’école, notamment l’enseignement du créole, lorsqu’une étudiante a soulevé la problématique du nom du pays qui s’écrit « Haïti » en français. Selon son analyse, le nom du pays, écrit de cette façon, évoque le verbe « haïr » et les adjectifs « haïtien » et « haïtienne » n’auraient donc pas, à leur tour, une connotation positive. Elle propose que l’on utilise plutôt l’orthographe créole « Ayiti ». À partir de ce moment, j’ai décidé que j’écrirais le nom de ce pays dans sa langue originale par choix idéologique.

Ma pratique enseignante inspirée de Freire

À l’instar de certains pays, on peut observer une oppression généralisée en Ayiti dans les rues, les écoles et les familles, puisqu’elle est ancrée dans les relations humaines. L’oppression implique la valorisation de certains par le biais de la dévalorisation des autres selon leur genre, leur statut et leur pouvoir économique. Étant donné que cette analyse est centrale chez Freire (1982) et que la pratique éducative de ce dernier est libératrice, je m’en suis inspirée pour bâtir ma relation avec mes étudiantes et mes étudiants.

En effet, pour Freire, « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les [êtres humains] s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde » (Freire, 1982, p. 62). Cela traduit l’importance du dialogue égalitaire entre les personnes impliquées dans l’acte éducatif et conduit l’enseignant ou l’enseignante à se considérer apte à enseigner tout en apprenant, car toute personne porte des savoirs, mais pas les mêmes. C’est cet esprit de collégialité qui teintait ma perception de ces professionnelles ayitiennes et ces professionnels ayitiens porteurs d’expériences qui m’étaient inconnues au départ.

Je voulais alors que mon attitude en salle de classe soit authentique et qu’elle contribue à la chute de certains mythes par le biais de la diminution de l’oppression, selon la théorie et la pratique éducative de Paulo Freire. Pour Freire (1993), notre parole doit correspondre à notre action, sinon il y a contradiction. Donc, tout en disant que la pédagogie critique vise la valorisation, je devais illustrer ce principe à partir de mes actions afin de ne pas aller à l’encontre de l’approche critique présentée.

Afin de signifier mon respect de la culture ayitienne, j’arrivais parfois en classe en saluant mes étudiantes et mes étudiants en créole : « Kouman nou ye ? ». Leur réponse ne tardait pas à fuser : « Mwen byen! ». En plus de cette formule de salutation, apprise là-bas, une autre manière de valoriser leur culture était de mémoriser leurs nom et prénom. Ma leçon quotidienne était donc de les répéter pour personnaliser nos rapports.

En outre, je m’asseyais à côté des étudiantes et des étudiants et je laissais une chaise libre, celle du titulaire, positionnée devant le groupe pour ceux et celles qui voulaient s’exprimer sur le contenu du matériel présenté (lectures et vidéos). J’essayais de gérer le temps pour que tous et toutes puissent prendre la parole, ce qui se révéla une réussite. Je tenais à leur exprimer mon contentement de vivre cette expérience.

Un jour, un vif débat éclata à propos de la question du salaire des enseignantes et des enseignants en Ayiti. Je constatai que l’injustice inhérente à ce sujet les révoltait. Du coup, on a dû ordonner systématiquement la prise de parole afin que nous puissions écouter l’opinion de tous et chacun. Lorsqu’il s’agissait des responsables de direction scolaire, leur point de vue sur les salaires n’était pas le même que celui des enseignantes et enseignants. Cette situation a créé, et ce à plusieurs moments, de profonds malaises entre les personnes présentes. Nonobstant, cette expérience nécessaire permis d’exemplifier la légitimité d’une prise de parole égalitaire.

Le jour de l’examen écrit

Selon moi, le jour de l’examen écrit a été, pour plusieurs raisons, un des moments les plus marquants du cours. Premièrement, lors de leur arrivée en classe, après avoir salué les étudiantes et les étudiants, je les ai informés que j’avais également une épreuve à surmonter ce jour-là. Donc, j’ai fait le tour de la classe et j’ai prononcé le prénom et nom de chacun. En effet, j’avais, dès la première semaine, commencé à apprendre leur nom complet en gage de respect et en témoignage de mon intérêt pour eux.

Leur anxiété était a priori palpable. À la suite d’une explication sur la manière dont l’examen se déroulerait, leur anxiété a sensiblement diminué. Au cours de la correction des examens, effectuée sur place, le soulagement était perceptible chez les étudiantes et les étudiants. Quant à moi, j’étais épuisée physiquement. C’est ce que je prévoyais d’ores et déjà lorsque j’avais décidé de procéder aux corrections auprès de chacun et chacune.

L’examen individuel en étant un par consultation, les étudiantes et les étudiants avaient droit à leurs notes de cours et à des articles scientifiques. J’avais décidé de quitter la salle pendant l’examen (Teixeira, 2013). Nous nous sommes mis d’accord pour que je revienne après une heure et demie et pour que la consultation de leur matériel pédagogique, même sur leur ordinateur portable, ne leur permette pas d’utiliser le réseau internet. En leur faisant confiance, c’était également l’opportunité d’avoir confiance en eux-mêmes. L’évaluation commençait par la question auto-évaluative suivante :

  • De 0 à 30, quelle note attribuez-vous à votre participation aux cours ? (lectures et discussions). Justifiez votre réponse.

Nous avons lu ensemble toutes les questions, puis je leur ai dit : « Soyez libres de vous exprimer sur ces pages ». Les autres questions portaient sur les fondements théoriques de la pédagogie critique. La dernière question concernait les éléments lus et discutés dans les cours qui avaient attiré davantage leur attention par rapport au contexte scolaire ayitien. Voici quelques extraits verbatim de réponses quant à cette question :

  • […] le cours de pédagogie critique nous influence à un point tel que nous nous sommes dits que nous devons obligatoirement repenser notre pratique pédagogique pour que notre tâche en tant qu’enseignant soit mieux remplie.
  • Ce cours a mis de l’ordre dans ma pensée et m’a permis de lier connaissance avec des théories, des concepts sur cette éducation bancaire qui me révolte. Grâce à ce cours aussi je me vois comme un acteur et non un spectateur. Dans le champ de mon action, je vais apporter ma contribution pour éduquer ou enseigner autrement.
  • […] le thème éthique et environnement présente un intérêt capital pour moi. A travers ce thème se cachait un projet plus humain pour l’environnement scolaire haïtien. L’écologie et l’environnement haïtiens ne sont pas enseignés à l’école chez nous, et là où ils sont enseignés, c’est fait selon la logique de l’éthique capitaliste, objet de la destruction.
  • Il semble que Paulo Freire a pensé sa théorie pour Haïti – ce que Freire dénonce dans sa théorie c’est ce qui se fait actuellement en Haïti – l’école haïtienne est un lieu d’endoctrinement […] ils n’ont jamais eu la chance de réfléchir et de croire qu’ils peuvent eux-mêmes créer leurs propres idées, leurs propres énoncés. Ils ne savent pas qu’ils sont aussi des faiseurs de savoir, parce que rien n’est absolu.
  • Déconstruction des réalités sociales : ici, par rapport à l’éducation nous avons toujours à prendre les choses comme on nous les présente. Cependant, il faut les questionner avec un esprit critique juste pour déconstruire afin de pouvoir transformer et reconstruire notre système social.
  • À partir de ce jour je prends la décision d’aider mes étudiants à démystifier les mythes et les porter à comprendre la réalité.

J’avais planifié de faire de l’évaluation un moment durant lequel les étudiantes et étudiants pourraient apprendre plutôt que d’être simplement évalués. J’avais réservé toute la matinée pour la correction des examens et l’attribution des notes. Ils se sont organisés pour laisser les examens sur mon bureau de manière ordonnée pour faciliter la correction. J’appelais chaque personne et nous lisions ses réponses ensemble. Si je ne comprenais pas le sens de la phrase et/ou la graphie, on me l’expliquait. De plus, je leur indiquais ce qui était soit absent soit erroné, de même que ce qui était pertinent. Enfin, j’écoutais ses arguments et nous négociions la note ensemble. Toutes et tous étaient impressionnés que leur opinion soit considérée dans l’attribution de leur note finale; quelques-uns souriaient, satisfaits de leur note. Un étudiant, qui était de prime abord anxieux, s’est mis à chanter de joie suite à la correction de son examen. Cette expérience de négociation d’attribution des notes nous a profondément marqués.

Derniers mots des étudiantes et des étudiants avant mon départ

Le dernier jour, quelques personnes ont pris la parole pendant le dîner d’adieu que l’on m’avait gentiment préparé. Leurs discours manifestaient leur appréciation, tel que : « Sache que tu n’as pas semé dans le désert » et « Tu pars et il y aura un vide ». Cela m’a énormément touchée. Ils m’ont aussi démontré qu’ils avaient appris à prononcer correctement mon nom en portugais et ont ajouté :

  • Mme Teixeira nous a enseigné la pédagogie critique de Freire, une manière différente [d’enseigner]. Dès le premier jour, elle a voulu apprendre nos noms. Nous ne savons pas ce que tu vas faire avec tous ces noms, mais tu nous as marqués. Tu [nous] as enseigné la négociation, l’action dialogique et tu as négocié [nos] note[s] le jour de l’examen.

Plusieurs de leurs courriels m’ont touchée, tels que :

  • J’ai beaucoup aimé votre cours sur la pédagogie critique. Il m’a ouvert les yeux. C’est un cours qui me porte à envisager tout un aspect de mon enseignement que je ne voyais pas […]. Je voudrais devenir pédagogue critique pour soulever la conscience collective des communautés exploitées. Mais en temps, je voudrais que ce soit une révolution tranquille, comme c’était le cas pour le Canada dans les années 60 (Joachin Nathan)
  • Laissez-moi vous dire que la façon dont vous nous avez enseigné a eu un impact considérable sur moi. Je vous prends comme l’un de mes modèles relativement à l’enseignement (Edelle J. Sainval)
  • Tu es partie et tu as laissé ton empreinte sur moi (Jean Marie Célidor).

Considérations finales

J’ai rapporté ci-dessus quelques moments vécus en Ayiti qui m’ont marquée profondément au cours de mon expérience d’enseignement. Ils illustrent comment l’approche pédagogique de Paulo Freire – sa théorie de l’action dialogique et sa pratique enseignante – m’a inspirée tout au long de mon contrat en Ayiti. J’ai apprécié dispenser ce cours, car j’ai pu échanger librement avec les étudiantes et les étudiants. Nous avons appris, nous avons réfléchi et nous avons évalué notre travail ensemble.

À chaque thème abordé, des dénonciations étaient soulevées, ce qui reflète l’importance, du moins pour certains de ses citoyens, de combattre l’oppression dans la société ayitienne. Ce qui semble avoir été retenu est que l’un des outils primordiaux de cette lutte est tributaire du système éducatif mis en place et de l’investissement des citoyens dans la cause. Plusieurs questions essentielles sont à soulever : l’école est-elle accessible, égalitaire et humaine? Travaille-t-elle pour l’estime de soi des Ayitiens et des Ayitiennes? Vise-t-elle à réveiller la conscience des citoyen-ne-s quant à l’importance d’être uni pour respecter les intérêts communs, pour développer la démocratie et pour déraciner les mythes?

Pour ne pas conclure, nous espérons que d’autres pratiques enseignantes et expériences éducatives en Ayiti soient partagées sous forme de communications orales, de publications ou par un autre moyen de diffusion.

Références

Boff, C. & Boff, L. (1987). Qu’est-ce que la théologie de la liberation ? Cerf, collection Foi Vivante, n 223, 1987.

Lubin, I. (2002). Un regard sur la domesticité juvénile en Haïti. Dans Refuge. Children at Risk, vol. 20, n.2. Article en ligne à la page : https://pi.library.yorku.ca/ojs/index.php/refuge/article/view/21253

Freire, P. (1982). Pédagogie des opprimés. Conscientisation et révolution. Paris : Maspero.

Freire, P. (1993). Professora sim, tia não: cartas a quem ousa ensinar. São Paulo : Olho D´Àgua, 127 p.

Merle, P. (2006). À quoi servent les notes ? Dans Sciences Humaines. Hors-série spécial, 5, 56-59.

Kovats-Bernat, C. Entrevue Dans Intercultures Magazine, vol. 4, n. 2. Entrevue disponible en ligne : http://www.international.gc.ca/cfsi-icse/cil-cai/magazine/v04n02/1-1-fra.asp

[1] Je tiens à mentionner le genre féminin pour ne pas contrarier l’auteur principal évoqué dans ce texte, Paulo Freire, pour qui l’inclusion des femmes dans le langage écrit est une question idéologique et non langagière.

[2] Dans le plan de cours, on retrouve des informations techniques, une description du cours (objectifs et formule pédagogique), le contenu (par thème), les activités et échéances, les évaluations, le calendrier d’encadrement à distance (par Skype et par courriel), les règlements institutionnels, le barème de conversion, les recommandations visant à contrer le plagiat et visant la qualité du français, la liste du matériel obligatoire et la liste des références.

[3] Estimations 2012 IHSI. Source : http://www.ihsi.ht/produit_demo_soc.htm.

[4] Mouvement social qui dénonce la manipulation religieuse et qui confronte la foi et la pauvreté.

[5] Il n’y a pas de consensus entre les statistiques, elles varient entre 109 000 et 300 000.

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