La conservation du patrimoine documentaire, c’est l’affaire de tous!

sophie-madibaAuteure : Marie Sophie Dibounje Madiba

Marie Sophie est documentaliste et responsable du Centre de documentation du CERDOTOLA, depuis 2004. Elle est titulaire d’un Master 2 pro en science de l’information documentaire de l’école de bibliothécaires, archivistes et documentalistes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et d’une maîtrise en science politique de l’Université de Yaoundé 2. Elle est admise au doctorat au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Coordinatrice technique des projets de numérisation de la littérature grise d’Afrique centrale et de mise en réseau des archives, bibliothèques et musées nationaux des pays de la CEEAC, Marie Sophie Dibounje Madiba est auteure de plusieurs articles sur la préservation du patrimoine documentaire de l’Afrique. Membre du réseau SOHA (science ouverte en Haïti et en Afrique francophone), elle a été coorganisatrice du colloque international « Science ouverte, justice cognitive et valorisation des savoirs locaux » à Yaoundé en mai 2016. Marie Sophie est par ailleurs membre du Comité permanent de la section Préservation et Conservation (PAC) de la Fédération mondiale des associations de bibliothécaires et institutions (IFLA) et a été promue en janvier 2016 coordonnatrice du nouveau Centre régional de préservation et conservation du patrimoine documentaire de l’Afrique francophone. Pour lui écrire : smadiba@yahoo.fr

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Aucun peuple du monde qui vit aujourd’hui n’ignore ou feint d’ignorer son passé, son histoire. Tout peuple du monde qui vit aujourd’hui vit avec sa mémoire culturelle. Il est nécessaire et utile de connaître son histoire, l’évolution culturelle de son peuple, dans le temps et dans l’espace, pour mieux saisir et comprendre le progrès incessant de l’humanité, y contribuer aussi, en toute lucidité et responsabilité. Théophile Obenga  in La géométrie égyptienne. L’Harmattan / Khepera, Paris, 1995 p. 14

Il ne se passe pas un jour dans le monde sans qu’on ne parle de mémoire en danger, de patrimoine à sauvegarder. Les questions de sauvegarde préoccupent à un tel point que la mobilisation se veut totale. En Afrique subsaharienne francophone spécifiquement, la situation est alarmante, au point où, si rien n’est fait, l’aliénation culturelle de cette région du monde sera définitive.

Qu’est-ce qu’un patrimoine documentaire? Pourquoi le conserver?

Je définis un patrimoine documentaire comme un ensemble d’informations se rapportant à l’histoire et au vécu d’une communauté donnée et qui sont fixées sur des supports papier, audiovisuel ou numérique. C’est la mémoire documentée d’un peuple, l’ensemble de son savoir. En tant que tel, le patrimoine documentaire fait partie intégrante du patrimoine culturel d’un peuple et rend compte de son évolution.

L’essentiel de cette mémoire documentée se trouve dans les bibliothèques, les dépôts d’archives et autres lieux de conservation. Comme tout patrimoine, le patrimoine documentaire est appelé à être légué aux générations futures. Mais, contre toute attente, ces lieux de mémoire trouvent peu de considération dans les politiques culturelles, en Afrique francophone singulièrement.

Par exemple, tout récemment, un article intitulé « Un siècle de mémoire audiovisuelle africaine est en train de disparaître » (octobre 2016, Slate Afrique) a décrit l’état lamentable du lieu de conservation du patrimoine filmique africain, à savoir la Cinémathèque africaine de Ouagadougou (CAO), au Burkina Faso, qui contient environ 6 000 photos et 2 000 bobines originales.

Elle possède surtout – outre des milliers de photos et autres affiches de films – quelques centaines de bobines d’archives audiovisuelles inestimables. Certaines remontent à la période 1920-1950 et furent tournées dans les colonies africaines; d’autres nous plongent dans les années 1960, abordant l’agriculture, la santé ou les échanges marchands. D’autres encore concernent les œuvres des grands réalisateurs africains : Souleman Cissé, Idrissa Ouedraogo, Sembene Ousmane, Moustapha Alhassane, Paulin Soumanou Vieyra ou Djibril Diop. Ce patrimoine filmique se compose de documentaires, de fictions, de films d’actualités, de longs et de courts métrages qui proviennent des cinématographies de toutes les régions d’Afrique et en particulier de la CEDEAO (région ouest africaine).

L’humidité, un incendie, une inondation, les variations de température, le sable et des actes de malveillance ont mis en péril les conditions de conservation de ce patrimoine qui n’est même pas encore complètement inventorié. On retrouve malheureusement la même situation dans la quasi-totalité des archives audiovisuelles des télévisions et radios nationales d’Afrique francophone, ainsi que dans d’autres lieux de mémoire.

Il va sans dire que la durabilité et l’accessibilité de ces savoirs mémoriels dépendent de la fiabilité du support dans lequel sont fixées les informations y afférentes. Tantôt dispersé dans le monde à cause des déplacements massifs, volontaires ou involontaires, des populations, tantôt exposé à des catastrophes naturelles qui échappent souvent à l’intelligence humaine (inondations, incendies, tremblement de terre…), le patrimoine documentaire – constitué pour l’essentiel de matériaux organiques et synthétiques – fait face à plusieurs obstacles qui peuvent réduire son accès. La sauvegarde de cette mémoire nous interpelle donc à plus d’un titre.

Face à ce risque croissant de perte de cette mémoire précieuse, de nombreuses institutions culturelles, telles que l’Unesco, des bibliothèques, des archives ou  des associations professionnelles (par exemple, le Conseil international des archives), se sont engagées à sensibiliser, d’une part, et à former, d’autre part, sur l’importance de préserver, de conserver et de valoriser ce patrimoine pour les générations futures. Les politiques et les pratiques de conservation de cette mémoire, l’élaboration de plans d’urgence en cas de sinistre, la restauration et la numérisation font et continuent à faire l’objet de l’action menée par ces institutions.

Le Programme « Mémoire du monde » de l’Unesco

Mis en place par l’UNESCO en 1992, la vision du Programme « Mémoire du monde » part du principe que le patrimoine documentaire du monde appartient à tous et qu’il devrait être entièrement préservé et protégé pour le bénéfice de tout un chacun et être accessible à tous, de manière permanente, sans obstacle aucun, tout en tenant compte des spécificités et des pratiques culturelles qui s’y rattachent.

Cette initiative est née de la prise de conscience de l’état alarmant de préservation du patrimoine documentaire et de la précarité de son accès dans différentes régions du monde. La guerre et les troubles sociaux, conjugués à une grave pénurie des ressources nécessaires aux activités de préservation et de conservation, ont ajouté à des difficultés vieilles de plusieurs siècles. D’importantes collections dans le monde ont souffert des dommages divers : pillage et dispersion, trafic illicite, destruction, locaux et financement inappropriés ont contribué à mettre ce patrimoine en péril. De nombreux documents ont disparu à jamais ; de nombreux autres sont en péril. Il arrive heureusement que des documents manquants réapparaissent.

La mission du Programme Mémoire du monde consiste à :

  • Faciliter la conservation du patrimoine documentaire mondial à l’aide des techniques les plus appropriées
  • Aider à assurer un accès universel au patrimoine documentaire
  • Mieux faire prendre conscience, partout dans le monde, de l’existence et de l’intérêt du patrimoine documentaire.

Pour la réalisation de ce programme, le Registre de la Mémoire du monde a été créé et recommandé comme répondant aux critères de sélection en ce qui concerne son intérêt international et sa valeur universelle exceptionnelle. À ce jour, seuls le Bénin et le Sénégal ont réussi à faire enregistrer un patrimoine au Registre :

  • Les Affaires politiques du fonds colonial : Patrimoine documentaire soumis par le Bénin et recommandé à l’inscription au Registre Mémoire du monde en 1997.
  • Fonds de l’Afrique occidentale française (A.O.F.). 1895-1959 : Patrimoine documentaire soumis par le Sénégal et recommandé à l’inscription au Registre Mémoire du monde en 1997.
  • Les Cahiers de l’École William Ponty : Patrimoine documentaire soumis par le Sénégal et recommandé à l’inscription au Registre Mémoire du monde en 2015.
  • La Collection de cartes postales anciennes de l’Afrique Occidentale Française : Patrimoine documentaire soumis par le Sénégal et recommandé à l’inscription au Registre Mémoire du monde en 2015.

Le programme PAC de la Fédération Internationale des Associations et Institutions de Bibliothèques (IFLA) 

L’IFLA, créée en 1921 et dont le siège est à la Haye, est une organisation internationale  représentant les intérêts des bibliothèques, des services d’information et de leurs utilisateurs, sous une forme associative. À travers son programme Preservation And Conservation (PAC), l’IFLA veut s’assurer que les documents de bibliothèques et d’archives, publiés ou non, sur quelque support que ce soit, soient préservés et accessibles le plus longtemps possible. Pour  accomplir cette mission, l’IFLA a constitué un réseau de Centres régionaux afin de traiter les problèmes de conservation par zone géographique. Leurs activités sont d’informer et de former.

Tout récemment, l’IFLA a créé un Centre pour la préservation et la conservation du patrimoine documentaire de l’Afrique francophone. Le terme « Afrique francophone » renvoie ici aux territoires des anciennes colonies françaises et belges. Elle est subdivisée en quatre grandes parties : l’Afrique de l’ouest francophone, l’Afrique centrale, le Maghreb et Madagascar. Cette région a été marquée par des décennies de présence coloniale et postcoloniale belge et française, matérialisée par une forte documentation témoin de cette période. L’Afrique, et singulièrement l’Afrique francophone à travers ce programme, se donne les moyens de reconstituer sa mémoire collective à travers son patrimoine documentaire.

Les objectifs du Centre PAC/IFLA – Afrique francophone sont donc d’identifier des zones de concentration du patrimoine documentaire en danger, de donner de la formation aux personnes habilitées à gérer ce patrimoine et de  mener des actions de plaidoyer auprès des États pour la vulgarisation des bonnes pratiques de conservation du patrimoine africain. La spécificité du centre est d’assurer la préservation du patrimoine immatériel, prioritairement les savoirs traditionnels (pharmacopée, médecine traditionnelle, arts, récits, contes, légendes…). Les centres d’archives, les bibliothèques nationales, les musées et tout autre forme de lieu de mémoire constituent des lieux d’intervention du Centre. Les pays concernés sont le Cameroun, le Burundi, le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, le Tchad, la  Guinée, la Côte d’Ivoire, le Niger, le Togo, le Congo, la République centrafricaine, le Gabon, la République démocratique du Congo, Madagascar, les Comores, l’Ile Maurice, les Seychelles, la Guinée-Bissau, le Rwanda et Djibouti.

J’ai la charge de conduire ce centre. Pour mener à bien les missions qui me sont dévolues, j’ai constitué un comité de réflexion composé de bibliothécaires et archivistes dans les pays concernés. L’idée est qu’ensemble, nous puissions définir les priorités et les urgences de notre région commune, puis planifier des activités subséquentes. Ainsi, au cours du mois d’octobre 2016, nous avons élaboré un plan d’action pour l’année 2017.

Le Registre des risques de l’IFLA recueille des informations sur des institutions, sur des individus et communautés détenant un patrimoine documentaire exposé. Ces informations sont mises à la disposition du bouclier bleu qui est une organisation non gouvernementale qui intervient après une catastrophe dans une zone donnée pour sauver le patrimoine en péril.

La Bibliothèque Nationale de France

La Bibliothèque nationale de France (BnF), ainsi dénommée depuis 1994, est la bibliothèque nationale de la République française, héritière des collections royales constituées depuis la fin du Moyen Âge.

La BNF renforce son offre d’accueil des bibliothécaires, chercheurs et chercheuses dans bon nombre de pays et propose plusieurs types d’accueil, entre autres le programme Courants du monde. Il s’agit d’un programme d’accueil, de rencontres et de formation pour les professionnels culturels étrangers, initié par le Ministère de la Culture et de la communication de France et confié à la Maison des Cultures du Monde. Ce programme s’adresse à des responsables culturels étrangers ayant une responsabilité au sein d’une entreprise ou d’une institution publique et une expérience professionnelle d’environ 5 ans. Chaque année, la Bibliothèque nationale de France s’inscrit dans ce programme en proposant un séminaire en lien avec ses domaines d’expertise.

En mes qualités de Responsable des services de documentation et d’archives du CERDOTOLA et de coordonnatrice du centre PAC/IFLA – Afrique francophone, j’ai eu le privilège de participer au séminaire International 2016 sur la Conservation physique et numérique des collections des bibliothèques.

Les objectifs étaient les suivants :

  • mettre en place les bases d’une organisation et d’une politique de conservation;
  • analyser les risques et les causes de dégradation des collections, faire les choix de traitements appropriés et connaître les moyens adaptés à leur mise en œuvre;
  • sensibiliser les responsables politiques, les directions d’établissement et leurs équipes à la conservation;
  • faire le choix d’actions préventives adaptées, proposer une méthode pour les planifier et les programmer et présenter un projet pour obtenir les moyens de les réaliser avec des priorités claires;
  • constituer un réseau de responsables et d’experts en conservation en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France.

Au sortir de ce stage, nous nous sommes rendus compte que la conservation est une mission de base qui prend en compte l’ensemble des activités de la bibliothèque; pour cela, il est nécessaire que la stratégie à adopter soit minutieusement pensée et prenne en compte les paramètres suivants :

  • Le choix des documents à conserver;
  • L’évaluation des collections (état physique, état sanitaire);
  • Les points vulnérables des différentes typologies de documents
  • La nécessité d’anticiper en élaborant un document officiel et consensuel qui régisse les règles de conservation.

Concernant les plans de sauvegarde des collections qui s’intéressent aux sinistres rapides (pluies, tremblement de terre, inondations), j’ai retenu du séminaire qu’il faut agir collectivement et de façon coordonnée et surtout  documenter toutes les actions effectuées.

En définitive, la conservation des documents n’ayant d’intérêt que si l’on peut en assurer l’accès et la diffusion à tous, les supports de conservation doivent viser une sauvegarde optimale du patrimoine.

Privilégions donc de la conservation préventive ! Ne dit-on pas que prévenir vaut mieux que guérir !

La démarche africaine, en interrogeant le passé africain, des origines à nos jours, est celle-ci : connaitre par soi-même tout son passé (glorieux ou non) sur toute l’étendue du continent africain, évaluer les accomplissements par les ancêtres, étudier leurs succès et leurs échecs, leurs valeurs et leurs idéaux, comprendre philosophiquement et économiquement la traite négrière , rechercher l’unité, la solidarité et l’intégration africaine, bâtir la renaissance africaine dans le contexte global du monde aujourd’hui.  Théophile Obenga, Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste, p. 51

Pour en savoir plus

Marie Sophie Dibounje Madiba, 2016. « La technologie au service du patrimoine culturel immatériel de l’Afrique dans un contexte de conflit armé : cas de la région de l’extrême nord du Cameroun », Communication présentée au colloque international de IFLA – Cape Town. Disponible en libre accès à : http://library.ifla.org/1197/1/223-dibounje-fr.pdf

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